L’ombre pour berceau – Béatrice Marchal

Aquarelles de Caroline François-Rubino
Éditions Al Manar
Septembre 2020

•  Béatrice Marchal | Ce sera l’hiver Terres de femmes

•  Note de lecture de Julien Nouveau dans la revue Europe n° 1109-1110, septembre-octobre 2021

•  Recours au poème : L’eau bleue du poème de Béatrice Marchal par Carole Mesrobian

•  Présentation par Sabine Dewulf sur Le miroir d’or de Sabine Dewulf :

Un beau titre, et d’admirables aquarelles de Caroline François-Rubino (ce bleu, ce noir intenses…), voilà de quoi attirer notre attention vers ce nouveau recueil de Béatrice Marchal qui vient de paraître aux éditions Al-Manar : « L’ombre pour berceau ».
La poésie de Béatrice Marchal ne cherche pas à briller ou à surprendre. Elle reste simple, accessible, lumineuse, à peine arrachée à son berceau de prose (le « Narrateur de la Recherche » n’y est certainement pas convoqué par hasard). Elle est servie par un sens du rythme sans faille et une langue parfaite. Elle offre son creux de douceur à une forme de sagesse tranquille et bienfaisante, qui laisse passer les ombres, les inquiétudes, comme nos yeux acceptent le flot éphémère d’un nuage dans le ciel. L’enfance de la poète est fortement convoquée, à travers un paysage forestier et fluide, empreint des caractéristiques de ses Vosges natales : « Je viens d’un pays de ruisseaux et de cascades, / d’eaux fraîches transparentes ». Le ressourcement dans la nature, le guet d’un « sourire » dans le « visage espéré » de la sombre forêt, une rêverie parfois mélancolique (nous croisons Perséphone) au sein de cette « profondeur » et la quête de « mots libres » et « vifs » sous le « gel », tout cela forme la texture du poème qui emprunte – de nouveau – aux cascades l’art de son jaillissement (l’enjambement y est fréquent). En dépit de l’enfance perdue et de la « sourde angoisse de ne plus être / présent, parmi tous, de perdre sa place. »…

Ainsi l’obscurité du sous-bois peut-elle compléter le tableau, contribuer au « camaïeu » d’ensemble où se révèle « la couleur d’une vie », à cet ordre profond, invisible, qui soutient la quête de Béatrice Marchal. Ainsi l’ombre peut-elle devenir le berceau d’une vie, dans l’épreuve et l’accueil du mystère.

•  Lecture par Éric Chassefière :

Ce recueil est né du tissage intime de deux lumières, l’une qui est celle du bleu que la peintre Caroline François-Rubino fait vibrer de la couleur profonde des sous-bois et des chemins, toutes en ailes et balancements de ciel, l’autre qui est celle née de l’ombre, du berceau de l’ombre, dont la poète Béatrice Marchal se fait à travers la fenêtre du souvenir un guide vers le jardin enfoui de son enfance. Le bleu partout éclate en mille nuances, se resserre en mille confluences, à mi-chemin quelquefois du végétal et du minéral : l’entrée d’une grotte au sombre du feuillage, l’éclatement de la pluie ou de la lumière, on ne sait, feuilles ou ailes dispersées par le vent, oiseau de neige se dessinant dans un sous-bois, empilements plans sur plans d’arbres et de haies fleuries, cascade dans un brouillard de branches, duo de fines tiges aux bulbes légers de pétales, arbres qui paraissent se dessiner sur des falaises, on ne sait, du clair, du sombre, lequel dessine l’autre, si c’est neige sur nuit, ou nuit sur neige, que brille la forêt. Couleur vraie, d’une forêt, d’une vie, qui nait précisément du patient métissage de couleurs diverses, que leur juxtaposition, plutôt que de les brouiller, accorde en une unique profondeur de vie : « [la couleur] qui domine dans un tableau / coexiste avec d’autres tons, / du blanc au noir, d’intensités multiples, / elle risque le mélange, elles les intègre, / les ordonne pour un effet plus profond plus intense, // ainsi se révèle la couleur d’une vie / quand ce qui menaçait de la brouiller, / une fois reconnu, fait d’elle un camaïeu ». Et c’est bien de la diversité des bleus de la peintre que nait l’unité de ce recueil, de ces poèmes venus prendre vie et couleur aux jardins de la mémoire de la poète : « dans la campagne blanchie par le givre / on se rappellera / sans savoir pourquoi la forêt / par une nuit de grand vent la houle des arbres / et l’eau de l’étang qui brasillait sous la lune ». Les souvenirs s’enchainent, ceux de la petite enfance, avec ses joies et ses peurs, ceux de la jeunesse et de l’espoir de l’amour vrai, de la nuit qui n’ouvre que sur le jour : « chaque soir revenait le même espoir d’entrer / dans le jardin, d’aller / plus loin sans que la porte / s’ouvre sur le sommeil / la nuit », de la difficulté aussi à se résoudre à l’avancée : « Sur une prairie d’herbes tendres / quelqu’un était entré / par effraction, ce fut en permanence / le crépuscule, terre vaine / en dormance où l’oubli / ne laissa rien survivre que l’attente ». Cette forêt d’arbres et de bleus de l’ici réinventé, la poète nous dit que c’est elle qui tient ensemble l’infini, comme si le lointain prenait racine dans le proche : « Les sapins entaillent le ciel à l’horizon / des mille minuscules pointes de leur cime, // peut-être aspirent-ils à se coudre à / cet infini que leur ligne crantée/ empêche de s’effilocher, // chers sapins, qui prenez soin même de / l’inépuisable ».

Et il y a bien en effet l’idée d’une fusion avec le monde par l’opération de tous les sens : « penchée sur [les fleurs de l’azalée], me voilà soudain plongée, / par cette humble tâche, dans une matière / prodigieusement tendre fraîche délicate, / j’en éprouve la texture jusqu’à me fondre en elle », ou encore : « regarde / écoute / respire / accueille sur ta peau la caresse du monde / laisse entrer en toi la force initiale / qui ne fut pas ton lot, la joie qui t’a manqué, // et sans plus de regret ni calcul, donne-les », une communion dont on comprend qu’elle est tardive et que l’offrande en remerciement s’en fait d’autant plus pressante. L’omniprésence du blanc dans les aquarelles, dont les accumulations et les stratifications évoquent des feuillages maculés de neige, se fait pour la poète traduction de l’engourdissement de la vie : « obsession de la neige / dont les mille flocons ont ici la pâleur / d’une vie uniforme, engourdie d’habitude, / qui ne sait même plus ce qui bouge au-dedans ». Mais peut-être est-ce la fin de l’hiver, neige et glace fondent, une trouée se dessine vers la lumière : « La glace aura fondu, // d’entre les blocs où le gel avait enserré / le bleu translucide des mots / viendra l’appel // à qui osera gravir leur empilement / aux arêtes tranchantes, / pénétrer à l’intérieur de la bouche noire, / s’ouvrira un passage dans la roche // jusqu’à la trouée lumineuse au fond / où se profile une clairière », cette lumière dont la poète nous confie, « précieuse » comme elle est, qu’elle « a l’ombre pour berceau ». Un passage s’ouvre :

Que s’ouvre au travers des forêts
un passage jusqu’à l’orbe voilé,

qu’il diffracte ses rayons où voltigent
de transparents moucherons dans l’or automnal,

qu’il en coule au centre de la clairière
une lumière tamisée par le grand pin

avec nos cœurs dans l’ombre
vivante, brûlants attentifs.

Lumière et feu embrasent l’être. La forêt prend visage, cette lumière de l’échappée, la poète en compare le dessin dans le feuillage à celui d’un sourire : « la lumière à travers les feuillages / son reflet dans l’étang / découvrent un sourire – un pur sourire // visage de la forêt, visage espéré ». Il n’y a plus d’avant et plus d’après, le cours du temps se fait libre, chaque instant est temps : « L’oiseau, l’arbre, la fleur sont-ils jamais / en retard ? Ils adviennent, / conformes ou non aux prévisions, tout entiers donnés, / ils sont là, et peu importe pour qui entend / l’oiseau, embrasse l’arbre, voit la fleur, / à quel moment ». Cette forêt où la poète vient rêver sa vie, elle est son jardin d’Éden, où retrouver joie et innocence de l’enfance, un jardin où vivre « au rythme de ses pensées », « un jardin où le temps coulerait à sa guise / pour le voyageur enfin délivré / du désir d’ailleurs, un lieu paisible, accueillant / où il ferait bon vivre / seul ou en compagnie d’êtres selon son cœur ».

Comme un château en ruine envahi par les herbes
où l’on flâne au premier soleil parmi les chants d’oiseaux
en quêtant, sans regret des traces d’une histoire
oubliée, d’inexplicables signes de joie

– ce qui reste à vivre quand il se fait très tard.

Rejoindre, donc, « l’avenir gros de rêves incertains / et le présent plus riche encore de possibles » dont l’enfant tant se réjouissait à l’approche des étés, repeindre de ces bleus légers toute une vie d’attente et d’espérance, chercher l’ombre pour trouver la lumière. Un recueil à la sincérité touchante, dont chaque poème frémit comme un feuillage dans un vent imperceptible.

Éric Chassefière

•  Note de lecture de Marie-Josée Christien :

Entre sérénité et mélancolie, mêlant subtilement contemplation et méditation, les mots vifs de Béatrice Marchal nous parviennent en trouées lumineuses dans l’ombre : « Qu’y puis-je si / la lumière la plus précieuse / a l’ombre pour berceau ? » Du dépouillement de son écriture se dégage une sensation intense de quiétude. Les « flaques d’ombre et d’eau » révèlent leur clarté frémissante et deviennent une source inépuisable d’une riche intériorité. Les aquarelles de Caroline François-Rubino, couleur des « matins d’été bleu », foisonnent de détails et de nuances qui composent les paysages changeants « d’un pays de ruisseaux et de cascades, / d’eaux fraîches transparentes ». Textes et camaïeux bleutés se conjuguent à merveille dans ce bel ouvrage qui enchantera les quêteurs de beauté.
Marie-Josée Christien, Spered Gouez / l’esprit sauvage n° 28. Octobre 2022